L'exode d'une gembloutoise en mai 1940. Carnet de route.

15/03/2015 16:24

 

 

Avant- propos

En marge de  l’article intitulé « Il y a 75 ans, la bataille de Gembloux » il m’a semblé opportun de publier ici le récit d’une jeune fille de 21 ans à l’époque, qui a vécu l’exode entre le 14 mai et le 3 juin 1940, avec sa mère.

Ces deux femmes, Madeleine ANDRE (1919-2014) –photo- et Amélie DESSY (1884-1965) habitaient à Corroy-le-Château, place Communale (aujourd’hui Place de Nassau).

Comme bon nombre de gembloutois concernés par la bataille imminente, elles allaient vivre une aventure hors du commun.

A noter que le général  A. Juin s’est reposé quelques heures (du 11 au 12 mai 1940) dans leur maison avant la bataille.

65 ans après les faits, Madeleine ANDRE a noté ses souvenirs. 18 pages manuscrites (photo) d’une précision remarquable. Elle relate mais ne livre pas ses sentiments. Ce récit laisse transparaître son caractère bien trempé.

 

 

 

Carnet de route de l'exode

 

Vendredi 10 mai

A mon lever, vers 6h30, on entendait des bruits sourds d’avions.

En écoutant la radio, j’ai apris que les allemands étaient entrés en Belgique durant la nuit.

Je me suis levée et me suis apprêtée pour aller au travail. A la gare de Gembloux,  les personnes avec lesquelles je faisais la navette étaient au poste et nous sommes parties à tout hasard.

En arrivant à Bruxelles nous avons appris que quelques maisons (au square de Meeus) avaient été bombardées.

La journée s’est passée assez calmement et le soir nous sommes rentrées sans encombres. Il y avait déjà des tanks français à Corroy.

Samedi 11 mai

En arrivant à Gembloux, le chef de gare nous a signalé que le pont du chemin de fer avait été touché pendant la nuit : pas de trains donc…

Je suis rentrée à Corroy où il faisait calme.

Dimanche 12 mai, jour de la Pentecôte

Pendant la messe, la chaussée de Charleroi a été bombardée. Quelques maisons également à proximité de la gare de Gembloux (dont celle de Jules Cochin).

Au cours de l’après-midi, beaucoup de réfugiés arrivaient à Corroy, venant pour la plupart des régions de Huy et d’Andenne.

L’armée française prenait position dans la région.

La soirée fut assez calme.

Lundi 13 mai

Le matin, un homme de la SNCB est venu prévenir mon père et quatre ou cinq autres ouvriers des Bas-Prés  de rejoindre immédiatement l’atelier central de Salzinnes pour d’accompagner les locomotives et du matériel ferroviaire jusqu’à Rouen, afin de les soustraire à l’envahisseur.

Vers 17 h, des soldats français sont venus nous ordonner de partir pendant la nuit. Tout le village a du évacuer.

Le Bourgmestre Marvelle est allé chez tous les fermiers et cultivateurs du village, leur demandant d’accepter que leurs voisins puissent les accompagner pour rejoindre Ypres.

Nous avons préparé nos baluchons et les avons portés chez le papa d’Anaïs (surnommé « le Pèpèt »), un petit cultivateur qui habitait, comme nous, place Communale. Le chariot, attelé avec deux chevaux, était déjà prêt. Le groupe comptait une petite vingtaine de personnes.

Mardi 14 mai

Grand départ à l’aube vers 4 heures. Itinéraire : Ardenelle, Gentinnes, Mellery, Marbais et puis la chaussée de Nivelles. C’est là, en bordure de l’aérodrome de Nivelles que nous avons connu l’enfer !

Il y avait une longue file de réfugiés et les allemands en ont profité pour les mitrailler à basse altitude. En levant la tête, on voyait les pilotes très distinctement.

Nous étions tous couchés dans un petit fossé le long de la route. Profitant d’une courte accalmie, nous avons continué. Mais, tandis que nous traversions la ville, les bombardements ont repris avec plus d’intensité encore.

Nous nous trouvions dans l’encoignure d’une porte pour nous protéger lorsque le propriétaire de la maison nous a fait entrer et fait descendre dans la cave. Lorsque nous sommes sorties, mauvaise surprise. Le chariot (et nos maigres bagages) était parti sans nous attendre…

Il y avait avec nous une famille de Gembloux – les parents et leurs deux filles-  et nous avons décidé de continuer. Le clocher de Sainte-Gertrude a attendu que nous passions à proximité pour s’effondrer !

Cette famille gembloutoise connaissait une famille de Braine-le-Comte où il nous serait possible de nous requinquer quelque peu. Mais il nous fallait encore marcher 15 km. Nous avons traversé le bois de la Houssière où se trouvaient de nombreux soldats français avec des chars.

Cette famille brainoise fut charmante à notre égard. Nous pûmes dormir sur un matelas posé à même le sol.

Mercredi 15 mai

Le matin, nous avons décidé de continuer vers Soignies. La famille de Gembloux souhaitait gagner la France en train.

Entre Braine-le-Comte et Soignies, un camion militaire français s’est arrêté et le chauffeur nous a demandé où nous allions. J’ai répondu que nous comptions atteindre Tournai pour prendre un train vers Courtrai. A ma grande surprise, le camion allait justement de ce côté-là. Vers midi, nous étions à la gare de Tournai. C’est là, dans la salle d’attente, qu’une dame extrêmement gentille et fort sympathique nous a expliqué qu’elle était gouvernante dans une famille en Wallonie et qu’elle préférait rejoindre les siens. Nous avons poursuivi le voyage ensemble et sommes arrivées à Courtrai à la nuit était tombée. Cette dame s’est renseignée pour trouver un endroit où passer la nuit et on nous a guidées jusqu’aux Halles  -superbes- où nous avons passé la nuit, assises sur les marches d’un immense escalier, bien contentes d’être à l’abri, et presque au but de notre voyage forcé.

Jeudi 16 mai

Au matin, des scouts nous ont apporté des tartines bien beurrées et deux œufs durs à chacune, ainsi que du bon café à volonté.

Ensuite, nous voulions rejoindre un arrêt de tram. Comme la dame qui nous accompagnait habitait un petit village tout proche, elle nous a invitées dans sa famille. Nous y sommes restées une heure, le temps de  nous laver et de nous restaurer un peu.

Le conducteur du tram que nous avons alors emprunté fut charmant. Il n’a pas voulu qu’on paie, vu que c’était la guerre a-t-il dit. Le terminus se situait entre Menin et Ypres. Nous sommes descendues et avons poursuivi à pied durant environ 1h30. Vers 18 h. nous étions sur la place d’Ypres. Je me suis renseignée pour trouver un gîte pour la nuit et avons pu loger, avec d’autres personnes, dans un cinéma. Là, des scouts et des gens de la Croix-rouge nous ont préparé un petit coin sur la scène, avec une botte de paille. Pour souper, nous avons reçu des tartines et un bol de soupe, assez bonne ma foi. Nous nous sommes ensuite endormies profondément.

Vendredi 17 mai

J’ai passé la journée dehors dans l’espoir de rencontrer une connaissance de Corroy pour tenter de retrouver le chariot. En vain.

Samedi 18 mai

Même objectif que la veille. Retrouver le « Pèpèt ». Cette fois j’ai eu plus de chance : j'ai rencontré le cantonnier de Corroy sur la place, en face des Halles. Je lui ai narré notre périple et, miracle, il sait où gîte le « Pèpèt » et les autres gens du village.

Je suis allée informer ma mère, bien contente, surtout, de retrouver nos affaires.

Nous avons marché environ ½ heure vers une ferme dans la campagne avoisinante. Les « faisans » étaient installés dans une grange plutôt propre.

Dimanche 19 mai

Nous sommes restés au même endroit du fait que les deux chevaux devaient se reposer.

 

Lundi 20 mai

Dans la matinée, le petit groupe lève le camp pour atteindre la frontière française à Abeele, petit village situé entre Ypres et Poperinge. Mais la frontière est fermée et nous sommes contraints de rester là deux jours. Nous avons dormi dans un abri de jardin où il ne faisait pas très chaud, mais nous avions retrouvé nos deux couvertures. Heureusement. Pour la nourriture et les boissons chaudes, nous nous sommes débrouillées tant bien que mal. Par bonheur, le temps était beau.

Mardi 21 et mercredi 22 mai

La situation était plutôt calme, hormis, parfois, un combat aérien, des tirs de DCA et des fusées éclairantes durant la nuit.

Jeudi 23 mai

Départ vers le Kemmelberg pour tâcher de passer en France. Nous ignorions que les allemands approchaient de Dunkerke. Nous étions donc coincés. Nous avons trouvé refuge dans un hangar. Pendant ce temps, la bataille faisait rage sur la Lys. Pris comme des rats, nous ne pouvions ni avancer ni reculer. Grande inquiétude.

Mardi 28 mai

Nous apprenons dans la soirée que le Roi a capitulé. Enfin une nuit calme depuis 15 jours.

Mercredi 29 mai

Comme beaucoup d’autres réfugiés nous avons rebroussé chemin. Nous avons marché jusqu’à Vlamertinge, à environ 5 km d’Ypres. Ma mère était exténuée. Moi aussi.

Nous avons donc décidé de nous arrêter près d’une ferme, cette fois avec notre barda. Les fermiers nous ont bien accueillies : un couple fort gentil qui parlait assez bien le français.

Ils nous ont invitées à partager leur repas. Le soir, ils ont descendu un matelas pour nous au rez-de-chaussée.

Jeudi 30 mai

Journée calme.

Vendredi 31 mai

Les premiers allemands venant d’Ypres se dirigent vers  la mer. On voit passer du matériel militaire et des troupes fraîches jusque tard dans l’après- midi.

Samedi 1 juin

La matinée est calme. Nous nous décidons de reprendre la route par petites étapes. Le fermier m’a proposé un vieux vélo, sans pneus ni chambres à air, pour accrocher nos maigres bagages. J’ai, bien entendu, accepté son offre avec joie. Nous marchions depuis une heure à peine quand une petite charrette s’arrête à notre hauteur. Elle était tirée par un petit cheval. Trois soldats belges démobilisés marchaient à côté, et ils nous ont demandé d’où nous étions. J’ai répondu que nous rentrions à Gembloux. Miracle… ! L’un d’eux était de Quenast, un autre de Wavre et le troisième de Glimes. Ils ont installé ma mère dans la charrette, ainsi que le vélo. Pour ménager le petit cheval, j’ai marché avec ardeur et courage avec mes trois sauveurs. Le soir, nous nous sommes arrêtés à Anvaing et avons passé la nuit dans une maison abandonnée mais assez confortable.

Dimanche 2 juin

Même scénario que la veille. Nous sommes arrivés à Quenast sans encombres, chez le premier soldat. Il habitait une petite ferme avec sa femme et ses beaux-parents. Nous avons passé la nuit sur un matelas descendu dans la salle à manger, et les deux autres soldats dans le fournil.

Lundi 3 juin

Après une bonne nuit et un solide petit déjeuner (omelette au lard, tartines beurrées, bon café), nous avons repris la route pour Wavre, via Lasne. Nous avons traversé Rixensart et sommes arrivées à Wavre (au lieu dit « le Fin bec ») où nous sommes descendues pour reprendre courageusement la route jusqu’au bois de Lauzelles. Au sommet de la côte, nous nous sommes reposées sur un talus. Il devait être alors 15 ou 16 heures. Il restait une vingtaine de km à parcourir mais tout s’est bien passé.

Lorsque nous sommes arrivées aux « Gotteaux » à Corroy-le-Château, un homme à vélo nous a dépassées. Sur la place, il a vu Aurélie, notre voisine, et lui a dit que nous arrivions. Celle-ci s’est empressée de prévenir mon père qui est venu à notre rencontre sur la campagne de l’Ange. Il faisait presque nuit.

Papa Jules savait que nous allions rentrer car le chariot était revenu la veille avec tous les rescapés au complet et une partie de nos bagages.

Nous avons poussé un « ouf » de soulagement et mon frère Marcel, sergent dans l’armée belge, nous est revenu fin juin en bonne santé.

La guerre allait durer 4 ans et demi, mais nous ne le savions pas.

 

Note : mon père qui était parti deux jours avant nous pour rejoindre d’autres cheminots avec pour mission de se rendre à Rouen n’est jamais sorti du territoire belge. Ces hommes ont erré le long de la frontière et sont finalement rentrés sur un camion allemand  jusque Fleurus. Nous ne pouvions imaginer qu'il était si proche de nous lorsque nous étions à Ypres...

 

 

Madeleine ANDRE - Février 1940 (mariage de son frère Marcel).

 

 

 

Manuscrit (2004) (page 1 de 18)